Auteurs : Alex Tveit et Norman Valdez
La santé mentale est essentielle à notre bien-être, elle est un point d’ancrage qui nous permet d’affronter les défis de la vie. Ces dernières années, nous avons sans cesse fait face à des facteurs de stress : une pandémie mondiale, des conflits qui perdurent en Ukraine et au Moyen-Orient, une crise climatique de plus en plus grave…Ces événements, ainsi que d’autres défis mondiaux, pèsent lourdement dans notre psyché collective. Et il y a maintenant cette puissante technologie qui évolue rapidement et qui, selon bien des gens, ajoute une nouvelle couche d’anxiété à une société déjà accablée : l’intelligence artificielle (IA).
Une nouvelle forme d’anxiété
L’IA fait figure de « petit nouveau » à la fois attirant et intimidant. D’une part, des innovations comme les grands modèles linguistiques et l’automatisation promettent des gains d’efficacité et des solutions innovantes à une panoplie de problèmes. D’autre part, le rythme effréné auquel les systèmes d’IA évoluent peut être déstabilisant. Les gens s’inquiètent des conséquences de ces nouveaux outils et se demandent à quel point nous comprenons vraiment leurs répercussions à long terme sur la société. Ces préoccupations commencent à être particulièrement prononcées chez les jeunes, qui sont tout à fait conscients qu’ils devront vivre avec les ramifications des développements actuels de l’IA pendant plusieurs décennies.
Il est essentiel de reconnaître l’anxiété générée par l’IA au même titre que d’autres facteurs de stress à grande échelle. Comme les changements climatiques et l’incertitude économique, l’IA a des effets psychologiques qui devraient être largement reconnus comme d’importants facteurs contribuant à la détresse psychologique. Si nous voulons traiter efficacement ce genre d’anxiété, nous devons d’abord reconnaître qu’elle est réelle et que nous devrions investir dans la prévention, le traitement et la sensibilisation de la population.
Un sentiment de déjà vu : l’anxiété climatique
La crise environnementale a une ampleur mondiale et un fardeau existentiel comparables à ceux de l’IA dans notre conscience collective. L’écoanxiété, aussi appelée « anxiété climatique », est de plus en plus répandue. Une étude a révélé que 84 % des jeunes de 16 à 25 ans disent être modérément préoccupés par les changements climatiques, et 59 % d’entre eux affirment être extrêmement préoccupés. Et les enjeux à long terme des changements climatiques (soit des dommages écologiques potentiellement irréversibles, comme la perte de biodiversité) viennent amplifier ces inquiétudes. Aujourd’hui, un sentiment d’urgence semblable émerge à l’égard de l’IA : si nous ne gérons pas cette technologie de manière responsable, les résultats pourraient être tout aussi irréversibles, bien que de façon différente.
L’anxiété liée à l’IA chez les jeunes
L’IA ne relève plus de la science-fiction. De la surveillance par l’IA (pensons à l’utilisation d’outils de reconnaissance faciale par le service de police de Toronto) aux algorithmes de médias sociaux biaisés, elle s’insinue dans presque toutes les sphères de la vie quotidienne. Plus les capacités de l’IA se développent, plus les jeunes se retrouvent dans un monde façonné par des processus décisionnels automatisés complexes. Les projections suggèrent qu’en automatisant une gamme de plus en plus élargie de tâches, l’IA continuera d’accroître son influence, et qu’elle commence déjà à transformer des secteurs entiers.
Cette anxiété est encore plus prononcée chez les peuples autochtones, les communautés noires et les réfugiés ou les nouveaux arrivants – des groupes touchés par le clivage numérique croissant, et qui affrontent déjà des obstacles systémiques à l’éducation et à l’emploi.

Une approche équilibrée : éviter le fatalisme tout en demeurant alerte
Comme les réactions des jeunes varient beaucoup (de l’anxiété à l’enthousiasme), comment pouvons-nous remédier à cette situation collectivement? La clé est l’équilibre. Nous devons prendre les préoccupations des jeunes au sérieux sans tomber dans le fatalisme et nous imaginer que les jeunes générations seront inévitablement traumatisées par l’IA. Exagérer une catastrophe peut être aussi néfaste que d’en minimiser les risques; cela risque de faire en sorte que les jeunes seront soit paralysés par la peur, soit complètement fermés aux signaux d’alarme.
Au-delà de l’IA : l’anxiété triple au Canada
Alors que l’anxiété générée par l’IA augmente à l’échelle mondiale, au Canada, les jeunes sont aux prises avec plusieurs niveaux d’angoisse existentielle. Des études démontrent que l’anxiété liée aux changements climatiques est elle aussi généralisée chez les jeunes du pays. Par ailleurs, la crise du logement entraîne un stress financier et social, et aggrave les problèmes de santé mentale. Ensemble, les effets cumulatifs de l’IA, des changements climatiques et du coût du logement contribuent à un sentiment d’incertitude quant à l’avenir.
Pour remédier à ces inquiétudes interreliées, il faut adopter une approche globale. Des messages équilibrés sur les médias, des réformes de l’éducation pour enseigner la littératie de l’IA, de solides réseaux de soutien en santé mentale : tout cela peut alléger le fardeau qui pèse sur les jeunes.
Aborder le problème avec une approche multisectorielle
1. Programmes d’éducation
- Encourager l’éducation et la littératie de l’IA
La mésinformation et l’incompréhension alimentent l’anxiété. Les écoles et les collectivités peuvent offrir des forums pour que les jeunes apprennent ce qu’est l’IA, et ce qu’elle n’est pas. Par exemple, des notions de base de littératie de l’IA pourraient être intégrées dans les programmes scolaires : expliquer le fonctionnement des algorithmes, discuter de leurs limites, déboulonner les mythes populaires, etc. On pourrait également traiter des répercussions socioéconomiques de l’IA, afin que les jeunes aient une idée réaliste des emplois qui pourraient connaître une transformation et des compétences qui demeureront essentielles (p. ex., la créativité, le pensée critique, les compétences interpersonnelles). Quand on outille les étudiants de connaissances, cela leur donne le sentiment d’avoir un certain pouvoir sur la situation. Pour paraphraser un guide sur la santé mentale : « Informez-vous, mais ne vous alarmez pas ».
- Offrir du soutien aux parents
Il est essentiel de sensibiliser les parents et de solliciter leur participation. Des programmes ciblés peuvent fournir aux parents les outils et les connaissances nécessaires pour soutenir leurs enfants, ce qui les préparera à relever ensemble les défis associés à l’IA à mesure qu’elle s’installera dans leur quotidien.
- Remédier aux lacunes relatives à l’IA
Au lieu de compter uniquement sur le personnel enseignant, les établissements scolaires pourraient envisager de créer des programmes complémentaires éducatifs, modulaires et souples intégrant les dernières innovations technologiques. Ces programmes complémentaires pourraient aider à faire le pont entre les programmes scolaires traditionnels et le monde dynamique de l’IA, afin que les étudiants aient toujours accès à un contenu à jour, peu importe à quel rythme les changements se produisent. Il serait aussi possible de le faire en combinant des programmes d’enseignement officiels et informels.
2. Politiques et règlements
- Favoriser le sentiment d’agentivité et l’engagement
L’un des meilleurs remèdes à l’anxiété, c’est l’action. On le constate avec l’anxiété climatique : l’activisme et la recherche de solutions permettent de réduire le sentiment d’impuissance. De la même manière, dans le domaine de l’IA, en développant le sentiment d’agentivité (c’est-à-dire l’impression de pouvoir agir) chez les jeunes, nous pouvons les aider à transformer leur anxiété en actions concrètes. Sur le plan communautaire, les écoles peuvent faire participer les élèves à l’élaboration des lignes directrices concernant l’utilisation de l’IA (par exemple en formant un comité d’élèves chargé de donner des conseils sur la politique d’utilisation des outils d’IA en classe). À l’échelle de la société, les décideurs politiques et les entreprises de technologie peuvent tenir compte de l’avis des jeunes dans la mise en place de la gouvernance de l’IA. Selon une récente étude qualitative, l’inclusion des enfants et des adolescents dans les décisions relatives à l’IA (en ce qui concerne les soins de santé ou l’éducation, par exemple) contribue à renforcer leur confiance en l’IA et la rend plus « acceptable socialement » à leurs yeux.
- Assurer une gouvernance transparente
Une étude récente a souligné l’importance de structures de gouvernance qui divulguent ouvertement les coûts environnementaux et sociaux de l’IA. En effet, comme elle permet d’élaborer un plan clair pour la reddition de comptes, la transparence peut atténuer l’anxiété.
3. Intendance technologique (et IA)
- Mettre en lumière les manières positives d’utiliser l’IA pour équilibrer notre approche
Nous pouvons souligner le potentiel bénéfique de l’IA, pas seulement les risques qu’elle représente. Se concentrer sur les solutions et le progrès peut apaiser certaines inquiétudes et favoriser l’engagement plutôt que l’évitement. - Collaborer avec les peuples autochtones
Les peuples autochtones ont une longue expérience en matière de gérance environnementale. S’inspirant de cette synergie, le programme de recherche Abundant Intelligence cherche à intégrer les systèmes de savoirs autochtones à l’intelligence artificielle. En intégrant l’IA dans les cadres autochtones, ce programme vise à créer des technologies qui tiennent compte des valeurs culturelles et des considérations éthiques, pour s’assurer que le développement de l’IA respecte à la fois les limites écologiques et l’héritage culturel.
4. Engagement communautaire et réseaux de soutien
- Favoriser l’accès à des services de santé mentale
Un meilleur accès à des services de consultation, à du soutien par les pairs et à des discussions communautaires peut aider les jeunes à gérer leur anxiété liée à l’IA. Grâce au renforcement des infrastructures existantes dans le domaine de la santé mentale, les personnes qui ont du mal à composer avec l’incertitude quant à l’avenir peuvent obtenir les ressources dont elles ont besoin. - Véhiculer des messages équilibrés
Les médias et la communication narrative jouent un rôle important dans la façon dont se forge l’opinion du public. Souligner les histoires de réussite, comme les initiatives d’IA dirigées par des jeunes pour lutter contre les changements climatiques ou améliorer les soins de santé, peut insuffler de l’espoir et rassurer la population en lui montrant que la technologie peut être bénéfique.
Bâtir un avenir prometteur
Favoriser l’innovation et la créativité
De nombreux jeunes commencent à aborder l’IA avec optimisme plutôt qu’avec crainte. Que ce soit dans le cadre d’un marathon de programmation au secondaire ou d’un groupe de recherche universitaire, les jeunes expérimentent de nouvelles façons de tirer profit de l’IA pour le bien-être collectif. Cela s’inscrit dans le mouvement d’IA écologique, qui recherche des solutions d’IA respectueuse de l’environnement. En appuyant ces initiatives, en offrant du mentorat et en accordant des subventions ou du financement pour le démarrage d’entreprise, nous pouvons aider la prochaine génération à orienter les utilisations de l’IA vers des défis comme l’adaptation au climat, les soins de santé inclusifs et l’agriculture durable.
La communication narrative et la représentation par les médias
La perception qu’a le public de l’IA est souvent influencée par des manchettes sensationnalistes et la science-fiction dystopique. Bien qu’on ne puisse nier la valeur des mises en garde, il est aussi important d’en assurer une représentation équilibrée et factuelle. Les documentaires, les campagnes sur les médias sociaux et les récits axés sur la communauté peuvent mettre en lumière les capacités de l’IA et son potentiel dans le monde réel. Si on accorde de la place au point de vue des jeunes, les générations émergentes pourront se percevoir comme les acteurs d’un avenir fondé sur l’IA, plutôt que comme de simples spectateurs.
Libérer l’imaginaire collectif (des jeunes)
L’une des idées fascinantes de leaders comme Geoff Mulgan est le concept de « crise de l’imaginaire ». Bien que l’IA alimente les peurs contre-productives, elle peut également être utilisée pour stimuler l’imaginaire collectif. La simple possibilité que les « pires scénarios d’IA » se produisent pousse les sociétés à se poser des questions difficiles et visionnaires : et si nous envisagions l’IA comme un outil de rajeunissement de l’environnement? Comment pourrait-elle réduire les inégalités systémiques plutôt que de les accentuer? Voir la « crise de l’imaginaire » de manière constructive nous encourage à mettre en place des innovations, des politiques et des structures civiles audacieuses qui façonnent proactivement la trajectoire de l’IA. En misant sur l’imagination, nous donnons aux jeunes les moyens de canaliser leur anxiété vers l’action créative, pour ouvrir la voie à l’éthique, à la résilience et à la justice.
Une voie holistique et pleine d’espoir pour l’avenir
Alors que l’IA continue de s’intégrer dans chaque aspect de la vie moderne, ses effets psychologiques, en particulier sur les jeunes générations, méritent une attention particulière et un soutien proactif. Nous ne devrions pas accepter les discours fatalistes ou passifs. En renforçant les services de santé mentale, en intégrant la littératie de l’IA dans nos systèmes d’éducation, en favorisant la gestion éthique et en plaçant les jeunes au centre des décisions, nous pouvons transformer l’anxiété en sentiment d’agentivité.
Nous jetons ainsi les bases d’une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité, où la technologie peut servir de pont vers un avenir plus équitable, durable et inspirant. En fin de compte, une approche inclusive et fondée sur l’imagination, qui tire parti de la sagesse collective, est la meilleure voie à suivre pour faire en sorte que l’IA ne devienne pas un fardeau, mais un symbole de potentiel humain.
Références et lectures complémentaires
- ATTARD-FROST, B., BRANDUSESCU, A. et LYONS, K. (2024). The governance of artificial intelligence in Canada: Findings and opportunities from a review of 84 AI governance initiatives. Government Information Quarterly, 41(2), 101929. https://doi.org/10.1016/j.giq.2024.101929
- AI Now Institute (2023). The 2023 Landscape: The Climate Costs of Big Tech.
- Mind Help; EY US; SpringerLink; PLOS; BioMed Central – Sources traitant de l’anxiété induite par l’IA, de l’anxiété liée au changement climatique et de la crise de l’abordabilité du logement.
- Blogue de l’UBC IT : Discussions sur les effets environnementaux de l’IA et du concept d’« IA écologique ».
- Harvard Business Review : REN, S. et WIERMAN, A. (2023). The Uneven Distribution of AI’s Environmental Impacts.