Photo de couverture par britt gaiser sur Unsplash
By Njoki Mbũrũ
Le présent article fait partie de la série « Récits d’études lentes », qui met l’accent sur les pratiques et les outils favorisant des approches équitables, durables et émergentes en matière de transformation des systèmes. Je tiens à souligner que ma compréhension des choses est enracinée dans les expériences que j’ai vécues et guidée par des systèmes de connaissances africains et autochtones diversifiés et générationnels. Cette première partie de la série sera centrée sur la pratique de « la recherche générative » en tant qu’outil de transformation des systèmes.
Parfois, mon esprit se perd dans la création et le montage de « films » où je suis à la fois la réalisatrice, le public et le personnage principal. Si certains de ces films imaginaires (qui, à mon humble avis, sont dignes d’un Oscar) portent sur les rencontres les plus banales et humoristiques, d’autres sont plus profonds et ressemblent à des entretiens exclusifs avec certains des penseurs, artistes, athlètes, danseurs, intendants des terres et leaders émergents que j’affectionne particulièrement.
Si cela vous dit, achetez votre billet pour l’une de mes productions indépendantes, prenez un thé ou une petite collation et installez-vous confortablement. Mais attention, ne vous attendez pas à du divertissement. Préparez-vous plutôt à défier votre logique, à avoir des témoins, et à écouter au-delà du son. Les salles de cinéma modernes que nous fréquentons souvent exigent un visionnement passif; pour ma part, je voudrais vous inviter à interrompre ce film, à poser des questions audacieuses, à lever les poings en signe de rage, à vous exclamer de surprise, à vous mettre à chanter ou à danser, à rire en oubliant votre gêne, et même à vous laisser emporter par le sommeil, si c’est ce que votre corps vous demande.
Pour cet article, j’aimerais m’inspirer des films que j’ai imaginés par le passé. Il s’agit d’un entretien avec trois fabuleux penseurs : une conversation entre Leanne Betasamosake Simpson et Bayo Akomolafe, animée par Tiffany Lethabo King. Je l’ai appelé « Dans les failles du silence : une conversation sur la renaissance, les débordements et la démesure ».
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Partie 1 : Collaborer avec le chaos
Les diagrammes de Venn sont toujours particulièrement bien délimités. Il s’agit d’une règle tacite, mais largement acceptée : les cercles qui se croisent doivent d’abord être parfaitement définis au niveau de leurs bords avant de se rencontrer. La superposition des cercles ou des formes exige que chacun soit d’abord délimité de manière claire et précise et qu’il contienne un enjeu unique ou un renseignement distinct de l’autre.
Mais que se passe-t-il lorsque nous essayons de faire en sorte que deux ou plusieurs formes se chevauchent, alors que les bords ne sont pas nets? Lorsque nous tentons de créer le chevauchement de formes dont les bords sont discontinus, dont les frontières refusent d’être définies et dont le contenu cherche impérativement à déborder de manière désordonnée? Comment appeler cette sorte d’intersection rebelle qui insiste pour brouiller les frontières entre les débuts et les fins d’une forme par rapport à l’autre?
Je ne connais pas le nom de ce concept, et je ne souhaite pas en créer ou en trouver un. Ce que je sais, en revanche, c’est que tout ce que nous insistons pour faire entrer dans des cercles bien définis ou à garder dans un « ordre parfait » reprend inévitablement sa forme la plus libre, pour notre bien ou contre notre intérêt. Cette situation souligne le paradoxe suivant : en cherchant à créer ou à imposer l’ordre et la prévisibilité, on entraîne souvent des frictions, des conflits et le chaos. Que se passe-t-il donc lorsque nous nous intéressons à la capacité générative qui se trouve au cœur de ce désordre et de ce chaos? Qu’est-ce qui devient possible à l’intersection de deux ou plusieurs « formes » informelles et indisciplinées?
De même, notre tentative de nommer succinctement et de définir avec justesse la transformation des systèmes n’est pas seulement futile et épuisante, mais elle pourrait aussi constituer un risque pour nous. Prenons l’exemple suivant : alors que vous essayez de pousser un ballon gonflé sous l’eau, le ballon vous glisse des mains, sort de l’eau et vous frappe au visage (ou manque de le faire).
Cet exemple, lorsqu’il est étendu à la transformation des systèmes, peut nous aider à nous détacher des définitions rigides que nous élaborons pour tenter d’expliquer un nouveau concept complexe et nébuleux. La transformation des systèmes exige la démesure, prend des formes informelles, rejette la stagnation et se développe grâce à une pratique de recherche générative. De la même manière, le Web3, un écosystème émergent et en évolution rapide de théories de la connaissance, de relations et d’applications pratiques, résiste également à la simplicité, se déplace dans la foule en jouant des coudes, se heurte à nos tentatives de le mettre dans un même panier et finit par violer les règles que nous avons établies.
Partie 2 : Inviter l’espace et le temps
Lors de mon entretien imaginaire avec Bayo, Leanne et Tiffany, il arrive un moment où un membre du public interrompt le film pour poser une question. La question n’est pas adressée à l’un des intervenants; ceux-ci doivent plutôt coordonner leurs pensées individuelles pour créer une sorte de forme cohérente.
Au moment où la question est posée, l’ombre d’une vaste étendue apparaît dans le cinéma, où résonne le son du silence. C’est le type de question dont la profondeur et l’ampleur sont telles que le fait d’y répondre constitue un véritable sacrilège. Pourtant, le fait de laisser la question en suspens empêche la conversation d’être génératrice.
Ce membre du public demande : « À quoi ressemblerait le fait d’honorer les nombreuses “bonnes intentions” dans notre monde d’aujourd’hui d’une manière qui, simultanément, remet en question le complexe du sauveur et favorise le dialogue et la collaboration? »
Non seulement le flux des richesses dépend des structures de pouvoir au sein d’un réseau de personnes ou de communautés, il en est également le reflet. La philanthropie, sans un examen critique des structures de pouvoir inhérentes, risque donc d’être inefficace et d’avoir involontairement des conséquences directes sur les personnes et la planète. En d’autres termes, si nous reconnaissons et célébrons bel et bien les bonnes intentions de nos initiatives et objectifs philanthropiques, il est essentiel que nous combattions les effets qui en découlent. L’espace entre les intentions énoncées et les résultats ou effets réels dont témoignent les initiatives sociales est le lieu où nous avons l’occasion de poser des questions qui ébranlent nos croyances de longue date. C’est cet espace qui permet la recherche générative.
Bayo Akomolafe a trouvé un nom magnifique pour ce lieu d’expérimentation, de jeu et de pouvoir alternatif : l’incapacité générative. Il la décrit comme l’occasion de « créer de nouveaux liens avec le monde qui nous entoure, où de nouvelles questions deviennent possibles, où nous dépassons le concept linéaire d’arrivée et commençons à penser différemment au monde qui nous entoure grâce à une nouvelle politique d’humilité ». Le concept d’« humilité » capte mon attention et exige ma participation.
Alors que je m’intéresse de plus près à la recherche générative et à l’incapacité générative, deux questions me viennent à l’esprit. Je me demande si vous pourriez vous y intéresser également, et si vous pourriez retenir la tension, le malaise, la curiosité que ces questions pourraient susciter en vous.
- Comment puis-je m’engager de manière significative dans un travail de transformation des systèmes si je ne privilégie pas, au départ, l’écoute profonde, la présence et l’apprentissage continu?
- De quelles manières puis-je faire preuve d’« humilité » dans mes relations et mon travail?
- Compte tenu de votre propre position de pouvoir et de privilège, que signifie pour vous l’humilité dans le contexte du colonialisme historique et actuel, du racisme systémique et de la suprématie blanche?
Et ici, juste avant de vous dépêcher à trouver des réponses à ces questions, je vous invite à faire une pause.
Plus précisément, je vous invite à vous perdre dans les pensées enchevêtrées qui envahissent votre esprit et à ralentir le rythme délibérément en suivant les fils de celles-ci. À vous donner la permission d’expérimenter le jeu et l’amusement dans le cadre de votre parcours d’apprentissage. À apprivoiser les formes bizarres et étranges qui se révèlent aux intersections de votre identité, de votre situation, de vos privilèges, de vos marges, de votre travail, de vos valeurs, des besoins de votre communauté et du monde extérieur.
La modernité et la suprématie blanche ont pour objectif d’imposer un sentiment de frontières définies ou de formes « parfaites » au caractère sauvage de la nature. Si nous devons être guidés par l’humilité au moment de concevoir des systèmes inclusifs, équitables et durables, je crois qu’une partie de notre travail exigera non seulement de rejeter les idéaux de « stabilité », de « finalité » et d’« achèvement », mais aussi de nous lancer imprudemment dans la pratique de dire « Peut-être », « Oui, et », « Quoi d’autre », « Pas encore », et surtout, « Pourquoi? ».
Partie 3 : Faire passer les bases avant la forme
« Dans des moments comme celui-ci, nous devons également construire et maintenir des “échafaudages de soins” pour nos communautés. La violence coloniale est toujours asymétrique. Je pense qu’il est alors important de mettre en place des mécanismes dans notre organisation anticoloniale pour nous assurer que nous prenons soin de nos communautés, que nous sommes solidaires avec les autres communautés de résistance, et que nous ne condamnons pas seulement la violence du monde colonial, mais que nous promouvons sans relâche la libération à partir de ce que nous avons. »
Conversation entre Leanne Betasamosake Simpson et Dionne Brand (juin 2018)
Au cours de mes années de visionnement de films au cinéma, j’ai remarqué qu’il y avait généralement un moment d’anticipation juste après le début du générique de fin. Lorsque je regarde autour de moi à ce moment précis, je vois des gens qui sont déjà sur le point de partir, d’autres qui sont encore affalés dans leur siège et qui essaient de comprendre ce qu’ils viennent de voir, et puis il y a ces quelques personnes un peu particulières qui ont toujours les yeux rivés sur l’écran, mais le corps positionné de sorte à pouvoir quitter la salle rapidement. Ces personnes qui adoptent la posture « je suis toujours là, mais je suis aussi en train de sortir », sont celles qui s’attendent à ce qu’il y ait quelques scènes supplémentaires intégrées au générique du film. Elles pensent que le film n’est pas vraiment terminé, qu’il y a encore quelques séquences surprises glissées dans le générique de fin.
Cette observation, bien que subtile, est particulièrement provocante et perspicace lorsqu’elle est appliquée au travail de transformation des systèmes. Il s’agit de considérer la sagesse qui réside dans le fait de se positionner en partie face à la réalité de ce qui se passe et en partie face à la possibilité de ce qui pourrait être. C’est peut-être le lieu du chagrin, de la stupeur, de « l’ébranlement du colonisateur en nous », et de la recherche générative généreuse.
Dans mes récits, je me retrouve plus d’une fois dans cette position de 50/50, que ce soit intentionnellement ou non. En me situant au milieu de ce désordre, j’ai dû compliquer l’idée si simple qui veut que l’on fasse « place à la nouveauté ». Plus important encore, j’en suis venue à honorer la sagesse de mon chagrin et de mon anxiété et à reconnaître que le lieu de la tension, de la contradiction et du conflit ouvre également la voie à la création, à la correction, au dynamisme et à la décomposition nécessaire.
De même, en examinant les modèles philanthropiques récents, en utilisant le Web3 pour modifier les processus actuels, en transformant les modèles d’octroi de subventions et en critiquant nos définitions de la richesse ou de la répartition de la richesse, nous pourrions constater que ce qui semblait fonctionner se segmente ou s’effondre sous l’ampleur du changement. À ce stade, certains pourraient choisir de poursuivre leurs « proclamations révisées » sur la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI) sans prendre le temps ou l’espace nécessaires pour apprendre ce qui permettrait vraiment de construire une base plus solide et plus équitable. Certains peuvent choisir d’abandonner la poursuite du changement en raison de la peur, de l’opposition ou de l’accablement, car de leur point de vue, c’est « trop, trop vite, trop tôt ». D’autres encore pourraient percevoir cette situation comme le moment idéal pour faire une pause et ralentir (à la fois individuellement et collectivement) afin d’élaborer une nouvelle stratégie visant à créer ce que Leanne Betasamosake Simpson appelle des « échafaudages de soins ». Ce dernier groupe agit en sachant qu’un changement systémique efficace et durable n’est pas une question de compétition, de perfection ou de charisme. Ils reconnaissent plutôt que le travail de transformation des systèmes n’est durable que lorsque la dignité et la sécurité des personnes et des communautés sont assurées, lorsqu’elles sentent que le soutien dont elles disposent vise à répondre à leurs besoins, qu’elles peuvent poser des questions sans avoir honte, qu’elles peuvent apprendre en public, faire des erreurs, pratiquer la responsabilisation, collaborer, trouver des espaces d’appartenance et avancer à un rythme convenant à tout le monde.
À l’instar des personnes dont j’ai parlé précédemment (celles qui attendent la fin du générique d’un film pour espérer voir d’éventuelles séquences surprises), vous vous trouvez peut-être aussi à un moment de votre carrière où quelque chose qui a « fonctionné » pendant longtemps devient finalement obsolète. Je vous arrête tout de suite, et je vous invite à reprendre votre souffle pour honorer et accueillir le doute, le chagrin et l’anticipation. Dans le même souffle, je vous invite à reconnaître que ces expériences de tension et de segmentation peuvent coexister avec le jeu, l’amusement et la recherche générative. Mais surtout, je vous invite à observer votre posture lorsque vous vous déplacez entre les salles de réunion, les conversations, les pages Web, les onglets, les événements en ligne, les conférences, les déjeuners et les formations, etc.
Demandez-vous :
- Comment suis-je pendant ces espaces « intermédiaires »? Qu’est-ce que je laisse derrière moi? Vers quoi est-ce que je me dirige?
- Comment puis-je faire une pause et ralentir?
- Où sont mes « échafaudages de soins »? Qui fait partie de mes « échafaudages de soins »?
Dans le cocon, avant l’envol
Tout comme votre chanson ou votre film préféré, même mes films imaginaires doivent avoir une fin. Il n’y a pas de remise de prix, de gala ou de grand souper après la projection. C’est l’un de ces moments ordinaires où la meilleure chose à faire est peut-être d’appeler un ami, de flâner dans mon quartier ou de retourner taper sur mon clavier pour terminer un travail. Néanmoins, chacun de mes films a autant de valeur que ceux que je paie pour voir, si ce n’est plus. Le fait que les personnages et le public soient complètement inventés ne m’empêche pas de produire une variété de genres et d’écrire des intrigues fantastiques qui pourraient ne jamais voir le jour. Mais peut-être aussi qu’un jour, elles seront connues du public.
Ce qui compte le plus pour moi est le fait d’avoir l’espace, la place et la liberté d’imaginer. Le fait que je puisse faire une pause et profiter de ma capacité d’errer, ou que j’aie la possibilité de me perdre dans le temps et l’espace, est un privilège incroyable. Je me suis rendu compte que notre perspective, nos conversations et nos pratiques du « futurisme » et de l’« imagination » passent souvent à côté de la réalité, à savoir que nous n’avons pas tous la même possibilité d’imaginer et de rêver. Certains d’entre nous sont surveillés et contrôlés non seulement en tant que corps physiques, mais aussi en tant que corps éthérique.
La libération semble chimérique lorsque votre réalité exige une hypervigilance, impose l’assimilation, nie l’humanité, invalide les traditions et contourne la responsabilité dans la poursuite de la « guérison ».
La transformation des systèmes insiste sur le fait que nous nous engageons à savourer la tension qui se trouve entre « c’est là où nous sommes » et « c’est là où nous voulons être ». Cependant, afin de nous situer précisément là où nous sommes maintenant, nous devons d’abord nommer ce qui nous a menés ici en premier lieu (le bon, le mauvais et le pire) et en assumer la responsabilité. Si nous ne faisons pas attention à la manière dont nous reproduisons les modèles d’exclusion et de préjudice, le travail de rêve et d’imagination peut facilement devenir une échappatoire frauduleuse aux responsabilités que nous avons envers nous-mêmes, à celles que nous avons les uns envers les autres et à celles que nous avons nos générations. La pratique de la transformation des systèmes est à la fois un engagement d’humilité et une pratique continue de recherche générative.
Je vous invite à prendre les questions suivantes en considération :
- Comment abordez-vous intentionnellement et sans ménagement les questions relatives à la richesse et à sa répartition, à la réconciliation et à la philanthropie?
- Comment réagissez-vous aux crises [raciales, climatiques, économiques, etc.] actuelles? À quand remonte la dernière fois où vous avez laissé les crises vous transformer, au lieu d’essayer de les transformer de toute urgence?
« Le chaos est un espace productif; il inspire de nouvelles actions et de nouveaux espaces. »
Tiffany Lethabo King
Nous sommes profondément reconnaissants à Canada Life, à la Fondation RBC et à Propel Impact d’avoir travaillé en partenariat avec les Fondations communautaires du Canada pour soutenir la Bourse du storytelling sur la transformation et son intention de mobiliser les jeunes afin d’intégrer le storytelling et une optique équitable et intergénérationnelle dans le travail de transformation.