Par Njoki Mbũrũ
Photo par Oladimeji Odunsi de Unsplash
Le présent article fait partie de la série « Récits d’études lentes », qui met l’accent sur les pratiques et les outils favorisant des approches équitables, durables et émergentes en matière de transformation des systèmes. Je tiens à souligner que ma compréhension des choses est enracinée dans les expériences que j’ai vécues et qu’elle est guidée par des systèmes de connaissances africains et autochtones diversifiés et générationnels, ainsi que par les connaissances des Aînés. Cette quatrième partie de la série s’appuiera sur les publications précédentes qui portaient sur la recherche générative et l’humilité en tant qu’outils de transformation des systèmes. Cette fois, je m’intéresse principalement au rôle que jouent l’imagination et le rêve pour catalyser la transformation des systèmes.
Rêves fous
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé écouter la musique afrobeats (aussi appelée afro-pop ou afro-fusion) et danser sur ses rythmes. Selon Wikipedia, l’afrobeats « est un terme générique décrivant la musique populaire d’Afrique de l’Ouest et de la diaspora, qui s’est initialement développée au Nigeria, au Ghana et au Royaume-Uni dans les années 2000 et 2010 ». Au cours des dernières années, les chansons afrobeats ont pris le monde d’assaut et elles sont de plus en plus présentes dans les films hollywoodiens et sur les médias sociaux, par exemple, dans les défis de danse sur des chansons afrobeats populaires sur des plateformes comme TikTok.
Pendant l’été 2022, Burna Boy, un des géants de l’afrobeats, a sorti son sixième album studio. Permettez-moi de faire une pause ici, pour vous dire ceci : si vous n’avez pas encore eu l’occasion d’écouter le dernier album de Burna Boy (LOVE, DAMINI), je vous conseille vivement de prendre le temps de le faire la fin de semaine prochaine. En fait, écoutez-le durant vos prochains déplacements, au cours d’une promenade dans votre quartier ou pendant que vous attendez cet ami qui est toujours en retard.
Bien que l’ensemble de l’album comprenne, à mon avis, des arrangements musicaux parfaits, il y en a une que j’aimerais mettre en toile de fond de cet article. Il s’agit de la chanson « Wild Dreams », à laquelle collabore le chanteur et auteur-compositeur de renommée mondiale, Khalid. J’ai choisi cette chanson parce qu’elle porte sur le thème de mon article d’aujourd’hui, à savoir, le pouvoir du rêve et de l’imagination pour permettre la transformation de notre réalité actuelle et la création de nouveaux avenirs. Plus précisément, je veux faire référence à la fin de la chanson, où Burna Boy dit :
« Ne les laisse pas te dire que tu es trop fier ou que tes rêves sont trop grands;
Que tu devrais être humble et avoir des rêves humbles.
Souviens-toi que tout ce que tu vois aujourd’hui a, à un certain moment, commencé par un rêve fou.
En même temps, les rêves fous sont dangereux pour les gens
Qui ne peuvent pas voir plus loin que ce qui est devant eux.
Souviens-toi que, Martin Luther King avait un rêve, et puis, il s’est fait tirer dessus. »
Les fruits de l’imagination
Plus j’investis intentionnellement dans ma volonté de maintenir la tension et dans ma capacité à accepter l’incertitude, plus je suis récompensée par l’abondance des possibilités.
Comme un tableau toujours en cours, je reviens sans cesse à mon écriture; parfois, pour me souvenir des gens et des endroits qui ont inspiré mon écriture, parfois, pour contempler les différentes façons dont j’aurais pu exprimer certaines de mes pensées, et parfois, pour simplement m’émerveiller de mon amour des mots et de la langue. Mais surtout, je reviens à mon écriture en tant que pratique d’autoréflexion critique. Je me mets au défi de remettre en question certaines de mes hypothèses ou d’examiner en profondeur les fondements des théories que j’ai élaborées. Au fil du temps, j’ai observé que, plus ma capacité d’introspection critique s’accroît, plus mon imagination se développe.
Il est difficile de jeter un regard à mon propre travail, en sachant que je pourrais atteindre un point de désaccord avec moi-même, ce qui pourrait nécessiter un remaniement ou une révision de ma compréhension ou de mes croyances fondamentales. Parallèlement, ce sont ces nombreux allers-retours avec mes publications antérieures qui continuent d’affiner ma pratique de questionnement. L’inconfort de la dissonance entre les croyances que j’ai aujourd’hui et celles que j’avais il y a six mois m’oblige à élaborer une façon de travailler plus souple et novatrice, avec une curiosité, un esprit critique et une ouverture à la transformation. Ces dialogues intérieurs se répercutent parfois sur les types de questions que je pose à mes collègues, à ma famille et à mes amis, ou sur le choix des livres et des balados que je fais.
Je pense qu’il existe ici une corrélation entre mon ouverture d’esprit à l’égard des théories, des croyances ou des systèmes qui sont différents de ceux que j’avais auparavant et l’ampleur que prennent les mondes du rêve et de l’imagination chaque fois que je dis « oui ». En ce sens, les fruits de mon imagination sont l’expansion de ma capacité à amener, avec curiosité, ma volonté à franchir la ligne de tension et mon ouverture à entrer en contact avec des paradigmes qui sont contraires aux miens.
Privilège et pouvoir
« Le monde que nous allons créer est un monde fondé autant sur nos deuils que sur nos visions. Qu’est-ce que j’ai fini de perdre? Qu’est-ce que j’accepte? Quels sont mes rêves? »
adrienne maree brown au cours d’un entretien en baladodiffusion avec Baratunde Thurston
Dans un environnement qui réprime l’imagination, la norme devient rapidement la linéarité et la singularité. Les économies et les réseaux fondés sur la rareté facilitent souvent un processus où les plus rapides gagnent. Ce sont ces mêmes économies qui échouent à assumer la responsabilité qui leur revient pour le tort causé et les conséquences négatives imposées aux personnes et à la planète en cours de route. Dans nos modèles irréfléchis d’extraction, d’exploitation, de pillage, etc., certains des coûts que nous payons en cours de processus sont la perte de relations significatives, l’incapacité de nous respecter les uns les autres en cas de conflit, la coupure avec d’autres formes de vie et le transfert du fardeau de la réparation aux générations futures sans leur donner les ressources équitable et suffisantes pour qu’elles puissent relever les défis à venir.
Il va sans dire que, tout comme les richesses provenant de ces pratiques destructives ne sont pas équitablement réparties, les coûts et les dommages ne le sont pas non plus.
Dans un monde qui s’appuie fortement sur l’extraction et l’exploitation pour « faire tourner les moteurs », les personnes qui sont les plus touchées vivent souvent dans un cycle constant de survie ou dans une « situation de crise » sans fin. Le psychisme et le corps d’une personne renferment une boucle infinie de pensées anxieuses, qui vont de l’inquiétude liée à la satisfaction des besoins de base quotidiens, aux factures impayées, à une récolte infructueuse et à la lutte pour prendre soin d’un corps qui tombe malade en raison de l’exposition à des toxines à l’usine ou à la mine. Mon étude et ma réflexion portant sur les mécanismes de l’exploitation et sur l’extractivisme colonial dans notre monde d’hier et d’aujourd’hui, m’amènent à conclure que l’objectif d’une telle aliénation de certaines fonctions du corps humain est de supprimer l’imagination et, par conséquent, de nier notre droit individuel et collectif au plaisir et aux privilèges de l’imagination.
Ces personnes, qui sont par ailleurs des rêveurs, des innovateurs et des « imaginatifs » exubérants, sont aujourd’hui confinées de manière disproportionnée dans une inquiétude chronique provoquée par l’exploitation et la violence systémiques sur leurs terres, dans leur culture et leur corps. L’imagination, pour ces personnes et ces communautés, n’est plus une pratique agréable. Elle est plutôt un produit de toute première nécessité. Comme le dit le proverbe, « la nécessité est la mère de l’invention ». Et si l’invention n’était pas un exercice involontaire? Et si l’invention et l’innovation étaient simplement des pratiques nées de l’ennui, de l’errance, de l’amusement et de la curiosité enjouée?
Utopies et illusions
Les utopies, qui sont monolithiques et réductrices, nous privent de la possibilité de ressentir l’espoir. Comment? Comme Adrienne Maree Brownl’écrit, de telles utopies « créent un avenir qui est inaccessible et qui a si peu à voir avec l’expérience actuelle qu’il ne sert à rien ».
En réfléchissant à mes propres philosophies et écrits jusqu’à présent, je prends le temps d’envisager la possibilité que, le fait d’encourager l’imagination et le rêve en tant que technologies de transformation puisse (faussement) laisser entendre que l’avenir sera purement utopique et merveilleux. Alors qu’un tel avenir puisse en effet sembler souhaitable, je pense aussi qu’il est nécessaire de me poser les questions suivantes :
- Quelles utopies seront privilégiées?
- Quelles vérités doivent être niées/effacées pour qu’il y ait une version unifiée et acceptable des utopies à venir?
En simplifiant à l’extrême le « futurisme » et les « futurs », nous risquons de reproduire des modèles de réductionnisme et des histoires singulières qui ont souvent été les points de départ de génocides, de l’effacement et des sociétés monolithiques. Par conséquent, le paradoxe, dans le travail consistant à rêver et à imaginer notre avenir, est fondamental pour notre engagement à créer des systèmes et des sociétés plus inclusifs et durables. Toutefois, le fait de devoir admettre que ce qui me semble vrai au sujet des qualités d’un avenir souhaitable pourrait être en contradiction avec les idées/perspectives d’une autre personne constitue une zone d’inconfort et de tension.
Lorsque j’y réfléchis davantage, je constate que cette zone de paradoxe et de tension, si elle est bien entretenue, est une incitation au courage. Elle constitue un terrain d’exercice sur lequel nous pouvons nous rencontrer pour cultiver un réseau de relations qui est suffisamment résilient et spacieux pour contenir la diversité de nos vérités. C’est aussi le genre d’endroit qui permet à nos relations de se manifester, de s’adapter et d’évoluer constamment. Vous et moi, nous ne sommes pas statiques, et nos rêves non plus. Nous contraindre à un rêve unifié et banal revient à nous enfermer dans l’illusion que des solutions « rapides » et « simples », comme les « comités sur la diversité » sous-financés, modifieront de manière significative des pratiques de racisme, de patriarcat ou de stéréotypes profondément ancrées depuis longtemps.
Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes concernant la façon dont ces illusions peuvent être présentes dans nos pratiques, nos politiques et nos cultures organisationnelles, nous pourrons alors passer à un état de présence ancrée. Notre présence est une condition préalable à notre avenir. Il s’agit de l’espace liminal entre nos désirs, qui semblent trop lointains, et nos rêves, qui semblent nécessaires et immédiats. C’est le siège de nos aspirations; un rappel que nous ne sommes pas « là-bas ». Nous sommes ici, maintenant. Ainsi, le fait de parler uniquement de nos aspirations à des avenirs utopiques sans reconnaître où nous en sommes aujourd’hui, c’est se réfugier dans une illusion. En effaçant ce paradoxe dans lequel nous vivons, nous cherchons à contourner nos responsabilités individuelles et collectives et notre responsabilité dans la perpétuation de l’injustice environnementale, du racisme, des stéréotypes et du génocide culturel.
Et si la vérité, d’abord envers vous-même, était la façon dont vous participez à la responsabilité, aux réparations, à la justice et à la transformation?
Espoir radical
« Le rêve est la chrysalide de l’espoir. »
Dr. Yuria Celidwen
Mon parcours en tant que lauréate de la Bourse en narration transformationnelle a commencé en novembre 2022. À l’époque, comme c’est encore le cas, ma passion et mon amour pour l’écriture étaient très forts. L’écriture a été mon mode de communication avec moi-même, un outil pour démêler les fils de mes pensées. L’écriture est aussi ma source de réconfort, mon salut et mon sanctuaire.
Grâce à cette bourse, j’ai eu la possibilité d’écrire pour et aux côtés d’une communauté d’agents du changement, de rêveurs, d’imaginatifs, de doulas de la justice, d’interrogateurs et de tisseurs de liens. Le résultat de cette plateforme commune pour le rassemblement de nos mots a été d’ancrer dans mon cœur, dans mon travail et dans ma raison d’être l’espoir radical qu’un avenir où tout le monde a sa place est possible. Bien qu’il soit facile de s’en débarrasser ou de l’ignorer, le bois d’allumage est très important pour ce qu’il nous permet d’amorcer. C’est l’étincelle qui éclaire notre chemin sur le parcours non-linéaire de nos rêves, la petite lueur qui indique le bon tournant que nous devrions prendre dans un labyrinthe, la douce lumière qui perce à travers la densité du brouillard pour nous maintenir dans l’énergie du possible.
En effet, les huit derniers mois de cette bourse n’ont pas été remplis d’espoir tous les jours. Certains jours, l’étincelle disparaissait complètement et semblait presque inaccessible et introuvable. Ce qui m’a ramenée à l’audace de l’espoir radical, ce sont les membres de ma communauté qui ont écouté et raconté des histoires de transformation des systèmes, les poètes qui ont recueilli les belles conversations enchevêtrées lors de nos rassemblements, les rêveurs qui ont osé partager leurs visions courageuses d’avenirs non confirmé, les créateurs qui ont utilisé la multiplicité de leurs dons pour amplifier les voix et le travail des personnes marginalisées et les enseignants dont la façon d’être au quotidien a illustré l’amour inconditionnel. Ce sont aussi les prières de ma grand-mère qui ont, dans une large mesure, allumé mon esprit tout au long de ces jours et de ces mois.
Je suis extrêmement reconnaissante de la joie persistante qui m’habite aujourd’hui, alors que ma bourse tire à sa fin. J’aspire à bien alimenter mon espoir, à bien entretenir les histoires que j’ai racontées et que je continuerai de raconter, et par-dessus tout, à rester humble devant l’autel de mes rêves en méditant sur la question suivante : « Quels sont les autres possibles? »
Je vous souhaite des rêves fous.
Ressources
Ijeruka Media → Communauté d’apprentissage numérique qui propose des cours en ligne et des conversations sur le changement personnel, social et systémique axé sur les personnes d’ascendance africaine.
Can I Get a Witness? → Série de courts métrages qui explorent les relations entre l’écologie, la mémoire, la séparation des relations entre les Noirs et les Autochtones, et notre survie en rapport avec la santé de la Terre.
Dreaming Beyond AI → Dreaming Beyond AI est un site consacré à la connaissance critique et constructive, à la fiction visionnaire, à l’art spéculatif et à l’organisation de la communauté.