Par Njoki Mbũrũ

Le présent article fait partie de la série « Récits d’études lentes », qui met l’accent sur les pratiques et les outils favorisant des approches équitables, durables et émergentes en matière de transformation des systèmes. Je tiens à souligner que ma compréhension des choses est enracinée dans les expériences que j’ai vécues et guidée par des systèmes de connaissances africains et autochtones diversifiés et générationnels. Cette deuxième partie de la série sera consacrée à l’exploration détaillée de l’une des qualités que j’ai mentionnées dans mon plus récent article : l’humilité comme outil de transformation des systèmes.

Rapide ne veut pas dire loin  

L’épuisement professionnel. Ce sera mon point de départ aujourd’hui. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit l’épuisement professionnel comme « un syndrome conceptualisé résultant d’un stress chronique au travail qui n’a pas été géré avec succès » et qui se caractérise par trois éléments :

  • un sentiment de manque d’énergie ou d’épuisement;
  • une distance mentale accrue par rapport à son travail, ou des sentiments de négativisme ou de cynisme liés à son travail;
  • une efficacité professionnelle réduite.

En 2019, l’OMS a officiellement reconnu l’épuisement professionnel comme un « phénomène professionnel ». Au printemps 2022, après de multiples consultations auprès de spécialistes de la santé physique et mentale, j’ai appris que je présentais des signes d’épuisement professionnel. Même si j’avais observé ma descente lente, mais importante, vers un sentiment d’épuisement persistant, de cynisme et de distraction accrue, je pensais qu’il s’agissait d’une « crise post-hivernale ». Je me suis dit qu’il s’agissait peut-être d’un des sentiments nébuleux qui apparaissent au changement des saisons ou quand le corps commence à passer d’un état d’hibernation à un état plus actif. 

Cependant, lorsque j’ai constaté qu’il m’était de plus en plus difficile d’être présente lors des conversations, de rester concentrée sur une tâche donnée, de manifester de l’enthousiasme dans mon travail ou pour mes projets d’écriture personnels, et qu’il me fallait de plus en plus d’heures de repos pour retrouver un peu de force, j’ai contacté mon médecin de famille et mon thérapeute. Parallèlement, j’ai commencé à écouter des balados sur les effets à long terme de la pandémie de COVID-19 sur la santé mentale. Je suis tombée sur un nombre croissant de publications en ligne accompagnées du mot-clic #futureofwork (#avenirdutravail), dans lesquelles les gens formulaient leurs préférences et leurs opinions sur la façon dont la plupart des cultures professionnelles actuelles entraînaient plus d’épuisement que d’inspiration. J’ai lu des livres sur l’épuisement professionnel et le stress chronique et j’ai consulté des spécialistes et des chercheurs tels qu’Emily et Amelia Nagoski, Anne Helen Petersen et Greg McKeown, qui ont fait état de leurs conclusions sur les causes de l’épuisement professionnel, de ses impacts sur les individus et les organisations, et des stratégies de rétablissement. 

Ce n’est qu’après mon 26e anniversaire que j’ai pris un congé de maladie officiel pour quitter mon emploi à temps plein. J’étais complètement épuisée. Je n’avais plus rien à donner à mon travail, à mes projets personnels, ni même à mes relations les plus proches et les plus chères. J’avais besoin d’un repos aussi profond que l’océan le plus profond et aussi large que la vallée la plus large. Le genre de repos qui nécessitait qu’une ou plusieurs parties de moi meurent, comme les feuilles en automne.

Anti-rétablissement
J’écris cet article quelques semaines avant mon 27e anniversaire. En toute honnêteté, il m’est presque impossible de croire que j’en suis là aujourd’hui. Ma santé mentale et physique a été mise à rude épreuve au cours de la dernière année. Le chemin de la guérison a été pavé de creux, d’obstacles, de lacunes et d’illusions. Parvenir à articuler mon expérience sans me noyer dans une mer d’anxiété ou faire resurgir des pensées de panique est une victoire inégalée. Je n’ai franchi aucune ligne d’arrivée ni atteint une destination souhaitée. Je ne pense pas que le but de ce voyage ait été d’arriver à un endroit précis. 

Pour moi, cette route a été une transformation nécessaire. Une catharsis qui a provoqué des changements significatifs dans mon état d’esprit, ébranlé nombre de mes croyances, inspiré des changements d’habitudes, clarifié mes priorités et, plus important encore, qui m’a appris à protéger ma paix et mon bien-être de manière concrète et inconditionnelle. Celle que je suis aujourd’hui, en ce moment même, est la femme dont j’avais besoin l’année dernière. Celle que je suis aujourd’hui peut se manifester avec compassion et perspicacité pour soutenir la version de moi qui était fatiguée, résignée, vidée, épuisée et brûlée.

J’étais une intervenante en lutte contre le racisme. Le travail que je faisais continue d’être en parfaite adéquation avec mes valeurs. Ce que j’ai appris, c’est que, même lorsque le travail était au service de mes valeurs d’amélioration de l’équité et de la justice dans le monde, j’avais besoin que toutes les parties de moi soient vivantes et nourries. J’avais besoin, d’abord et avant tout, de me sentir bien. Je ne pouvais pas me montrer sous mon meilleur jour – je pouvais prétendre faire de mon mieux – alors que je ne me sentais pas bien. En tentant d’effectuer un travail au service de la transformation des systèmes, je devais aussi accepter de me laisser transformer. Quand j’ai commencé à faire preuve d’inflexibilité ou de rigidité en ce qui concerne mes habitudes, mes horaires, mes résultats et mes listes de choses à faire, j’ai craqué. Malheureusement, il a fallu que je me brise, que je m’effondre et que je prenne une pause forcée pour que je découvre la valeur de ma santé et de mon bien-être.

Quand l’humilité frappe, l’orgueil répond

Entre le stimulus et la réponse, il y a un espace. Dans cet espace se trouve notre pouvoir de choisir notre réponse. C’est dans notre réponse que résident notre croissance et notre liberté

Viktor E. Frankl

Afin de bien comprendre les événements de l’année qui vient de s’écouler, j’ai dû faire preuve de suffisamment d’humilité pour tirer des leçons de ma propre histoire. Comme l’a dit un jour un de mes professeurs, les leçons les plus importantes sont parfois les plus difficiles à apprendre. Non pas parce qu’elles sont d’une complexité qui dépasse la logique ou l’intuition, mais plutôt parce que l’orgueil a insidieusement occupé l’espace entre le stimulus et la réponse.

Par orgueil et par illusion de supériorité, certains d’entre nous sont privés de la possibilité de faire preuve d’humilité face à leurs expériences. Nous perdons l’occasion de recevoir l’enseignement de nos ancêtres et de nos enfants; nous passons à côté de merveilles de la nature avec détachement; nous arrivons au bout du chemin sans savoir où le voyage a commencé; et nous oublions de rendre hommage à ceux et celles qui, par leur travail et leur liberté, ont payé le prix du privilège que nous avons aujourd’hui de vivre, de jouer et de rêver.

De la même manière, la transformation des systèmes – individuels, organisationnels, sociétaux ou systémiques – exige d’aménager délibérément un espace permettant un apprentissage (humilité) entre le stimulus et la réponse. La transformation est un effondrement de l’orgueil; une rupture avec le statu quo; un enchevêtrement de complexité; une acceptation des relations auxquelles nous sommes liés. La transformation nécessite un élagage autant que l’entretien d’un lit de nouvelles pousses. Surtout, une transformation durable exige que nous – vous et moi – soyons changés par ce que nous nous efforçons de changer. 

Concrètement 

Depuis novembre 2022, je participe à des réunions et à des événements en tant que membre de l’organisation autonome décentralisée (OAD) SuperBenefit. Plus précisément, en ce qui concerne la transformation des systèmes, SuperBenefit, en tant qu’organisation autonome décentralisée, cherche à apprendre, à explorer, à examiner et à faire connaître les pratiques, les mentalités et les cadres qui abordent des défis complexes à l’échelle régionale et mondiale afin de corriger les déséquilibres de pouvoir, de s’attaquer aux inégalités systémiques et de contribuer à un avenir viable, équitable et inclusif. 

J’ai découvert cette communauté mondiale en ligne par l’intermédiaire de ma superviseuse actuelle, Michelle Baldwin, une autre adepte de la transformation des systèmes et du Web3. Comme le décrit le site Web, SuperBenefit a pour mission de
« développer les catalyseurs sociaux et financiers qui permettent d’inventer et d’accélérer l’avènement d’un monde meilleur. Il s’agit notamment de renforcer les capacités d’innovation des systèmes et d’aider les gens à clarifier les voies à suivre pour atteindre des objectifs communs ». 

Dernièrement, nos conversations en tant que membres de l’OAD SuperBenefit ont porté sur la question de recherche suivante : 

« Quelles intentions et pratiques clés les OAD, qui travaillent à la transformation des systèmes, incarnent-elles ou représentent-elles dans leurs équipes, leurs objectifs, leurs énoncés de mission et leurs impacts/résultats? »

Depuis trois mois, chaque membre de SuperBenefit a choisi une OAD (ou deux) à étudier à son propre rythme dans le cadre d’une recherche sur la transformation des systèmes. Au cours de cette période, nous avons mis au point une collection interne de profils d’OAD en fonction des informations que nous avons recueillies à partir de sources en ligne ou de conversations de personne à personne avec des contributeurs et des associés de l’écosystème vaste et en pleine croissance des OAD. Ces profils mettent en évidence la façon dont une OAD particulière intègre ou incarne l’une ou l’autre des six intentions et pratiques transformatrices que nous avons définies comme étant essentielles à la transformation des systèmes.

Dans le cadre de ce processus d’apprentissage auprès de nombreuses autres communautés décentralisées dont l’objectif est de créer ou de contribuer à des avenirs viables, équitables et inclusifs, nous (en tant que membres de l’OAD SuperBenefit) nous sommes aussi délibérément engagés dans une démarche d’auto-introspection. Il s’agit de notre façon de faire une pause nécessaire entre le stimulus et la réponse. C’est notre façon de reconnaître que, même si nous apprenons de nos collègues spécialistes de la transformation des systèmes, nous sommes également responsables des discours, des pratiques, des schémas et des cadres qui continuent à prévaloir dans notre monde. Nous ne pouvons pas nous contenter de consommer et de publier nos résultats sans reconnaître que (i) nous faisons partie de l’écosystème de l’OAD et que (ii) nous sommes constamment en train de changer en fonction des personnes que nous rencontrons et des situations que nous vivons dans notre parcours d’apprentissage.

En tant qu’équipe, nous agissons en ayant conscience que nous ne sommes pas des consommateurs passifs de connaissances. Rester rigide et immuable face aux personnes que nous rencontrons et aux philosophies que nous côtoyons est une forme d’auto-illusion qui va à l’encontre de notre engagement en faveur de la transformation intérieure. Ainsi, nous reconnaissons également que la neutralité ou l’objectivité dans le travail de transformation des systèmes est parfois utilisée par certains comme un prétexte pour se désengager ou pour éviter des conversations et des changements désagréables, difficiles et nécessaires. Parfois, notre choix de ne pas prendre de décisions ou de ne pas exprimer nos opinions peut sembler la solution la plus facile pour éviter des discussions complexes et délicates. Mais quel est le prix d’une telle approche et dans quelle mesure est-elle viable dans le cadre de la transformation des systèmes?

L’humilité est alors une acceptation volontaire de l’incomplétude. Il s’agit d’un rejet délibéré de l’erreur entretenue par la modernité — soit qu’en tant qu’êtres et systèmes humains, nous avons le contrôle, la connaissance et la compréhension absolus de nos propres fonctions et défauts, ainsi que de ceux des autres formes de vie. L’humilité est une confusion qui s’accompagne d’un engagement en faveur d’une transformation intérieure.

Dans le cadre de l’étude et/ou de la pratique de la transformation des systèmes, l’humilité peut se manifester ainsi :

● Reconnaître et tenir compte des politiques et des pratiques dans nos équipes et nos organisations qui reproduisent les inégalités, l’effacement et des schémas préjudiciables.

●     Poser des questions sans se hâter d’y répondre.

●     Accorder une place au silence en tant qu’enseignant.

●     Accepter la responsabilité de nos paroles, de nos actions et de nos inactions.

●     Respecter nos intentions et tenir compte des conséquences (indépendamment des intentions).

● Retracer les histoires, les structures et les systèmes qui nous permettent de détenir des privilèges et des pouvoirs dans nos familles, nos communautés, nos équipes, nos organisations, etc.

●   Nous permettre de continuellement nous transformer, nous métamorphoser et nous déstabiliser en fonction des personnes que nous rencontrons et des situations que nous vivons dans le cadre de notre étude et de notre travail sur la transformation des systèmes.

Le terreau, la semence et le germe

En rédigeant cet article, j’ai maintes fois consulté une ressource en ligne qui m’a aidée à comprendre et à ritualiser un ensemble de pratiques pour aisément faire face au malaise de la responsabilité, de la fragilité, du privilège, du pouvoir et de la transformation personnelle. Cette ressource est un jeu de cartes qui a été conçu par Gesturing Towards Decolonial Futures, un collectif d’art et de recherche de l’Université de la Colombie-Britannique. 

Ce jeu de 55 cartes, appelé WITH/OUT MODERNITY CARDS, a été créé en 2019 dans le cadre d’une conférence annuelle où les personnes présentes étaient invitées à réfléchir à la question suivante : « Quelles sont les infrastructures et les architectures de la connaissance et de l’être qui permettent la mise en œuvre du déni de l’enchevêtrement relationnel, en excluant la possibilité d’orienter notre existence autrement? ». Je vous invite à jouer avec ce jeu – par vous-même, avec vos proches, en équipe, etc. – et à voir ce qui en découle, ainsi que la manière dont ce processus vous transforme.

Pour cet article, je me suis inspirée non seulement de ce jeu de cartes, mais aussi de mes collègues de l’OAD SuperBenefit, de la sagesse de divers enseignants (notamment d’êtres vivants non humains) et de la sagesse intergénérationnelle et intertemporelle des aînés (selon le modèle de Victor Beausoleil). Enfin, avec un profond respect, une grande humilité et une immense gratitude, je sais que ce n’est que grâce à l’expérience de transformation tectonique et holistique que j’ai vécue cette année que je possède aujourd’hui la capacité et les mots nécessaires pour formuler mes réflexions sur cette page. Je dois toutefois admettre qu’il y a eu de nombreux jours où je n’ai pas voulu accepter les leçons que la vie m’offrait. Je préférais rester dans le confort de mes croyances – inchangée par l’évolution de mes circonstances ou de mes relations, insensible à l’appel de la responsabilité personnelle et insensible au monde douloureux qui m’entoure et qui est en moi.

Par conséquent, il m’a fallu un certain temps avant de partager mon expérience avec mes proches et les personnes qui me sont chères. La partager avec vous aujourd’hui est une décision qui a nécessité (i) la constance du courage et (ii) l’écho de l’humilité. J’espère que mon histoire, mes expériences vécues, mon rétablissement continu de l’épuisement professionnel et ma transformation intérieure vous offriront un terreau, une semence ou un germe pour vos propres parcours vers une transformation des systèmes, alors que vous continuez à bâtir des avenirs viables, équitables, agréables et inclusifs. 

La liberté se forge dans des lieux oubliés et à travers ceux-ci. Je suis transformée en étant témoin, à notre époque, des formes multiples et souvent décentralisées de communautés et de soins collectifs qui s’apprêtent à interrompre les schémas de longue date qui déterminent qui peut vivre et qui doit mourir.

Robyn Maynard dans Rehearsals for Living

Autres ressources
Vanessa Andreotti : Allowing Earth to Dream Through Us [Balado The Green Dreamer]
Rehearsals for Living de Robyn Maynard et Leanne Betasamosake Simpson [Livre]