Cet article s’inscrit dans une série commandée par Fondations communautaires du Canada pour accompagner les rapports nationaux Signes vitaux sur l’égalité des genres. La série sera publiée au cours de l’automne 2020 et accessible ici.

Il est midi. Mon fils âgé de 12 ans apparaît dans la porte. Je suis en train de faire des recherches pour cet article et je mets mon travail de côté. Il a des histoires de l’école à raconter. Il ne trouve pas son manteau de pluie. Il faut préparer le dîner, le manger, trouver des masques propres qu’il garde dans son casier, au cas où. Une fois ses besoins comblés, il retourne à l’école en courant pour jouer au basketball dans la cour extérieure avant la reprise des cours. J’essaie de me concentrer à nouveau sur mon travail et de mettre de côté mes soucis de parent.

Toutefois, entre mars et septembre, mon fils était à la maison en tout temps.

J’ai été parmi les 6,8 millions de personnes au Canada (presque 40 % de la main-d’œuvre) qui ont tenté de jongler leur travail rémunéré pratiqué de la maison et le travail de soin non rémunéré (en anglais) : cuisiner, nettoyer, se ravitailler en nourriture et autres produits nécessaires à la vie, gérer le ménage, prendre des nouvelles – de loin – d’amis et des membres de notre famille, s’occuper de notre santé mentale et physique. Et, si vous avez des enfants à la maison, être un parent.

Le coronavirus nous a appris beaucoup sur la société canadienne, dont l’inégalité persistante entre les genres et le rôle central du travail de garde d’enfants – pour tous les aspects de la vie!

Cette année, la série « Signes vitaux » de FCC porte sur l’égalité des genres. Dans le contexte de la pandémie, nous avons besoin d’une vision claire de la reprise, une reprise qui sera équitable pour tous, et de la manière de la réaliser sans laisser personne pour compte. Les fondations communautaires peuvent jouer un rôle dans cette reprise, mais pour cela, nous devons comprendre les effets de la COVID-19 selon le genre, tout comme l’importance du travail de soin pour nos familles, nos communautés et notre économie.

Selon une enquête réalisée par Statistique Canada en juin 2020, la principale préoccupation des parents pendant la pandémie était de trouver l’équilibre entre la garde d’enfants, l’école et le travail. Lorsque (presque) tout le monde s’est fait dire de rester à la maison, les garderies et les écoles ont fermé et les parents se sont vus privés de l’aide de toute personne qui ne vivait pas sous le même toit qu’eux, la pression sur les familles s’est accentuée énormément. Les parents d’enfants uniques âgés de moins de 12 ans semblent avoir été les plus affectées : 80 % d’entre eux ont déclaré se sentir « très » ou « extrêmement » inquiets devant le défi de devoir jongler leur emploi rémunéré, la garde d’enfants et la surveillance des devoirs. Les parents d’enfants en situation de handicap étaient plus susceptibles d’y voir une importante préoccupation.

Le stress dans les familles a également augmenté. Un sondage mené par Statistique Canada en mai 2020 a révélé que les femmes autochtones étaient particulièrement inquiètes du stress vécu par leur famille dû au confinement. Près de la moitié (47 %) des femmes autochtones interviewées se sont dit « très » ou « extrêmement » inquiètes de cette conséquence, contre 33 % des hommes autochtones, 31 % des femmes non autochtones et 25 % des hommes non autochtones.

Pendant la pandémie, les hommes tout comme les femmes se sont occupés davantage des enfants. Toutefois, la garde d’enfants est tombée majoritairement dans la cour des femmes. Selon des sondages réalisés en avril et en juin, les femmes ayant des enfants à la maison ont consacré deux fois plus d’heures par semaine à la garde d’enfants que les hommes (68 heures contre 33 heures), même avant la pandémie. Pendant le confinement, les femmes continuaient de rapporter deux fois plus d’heures consacrées à la garde d’enfants que les hommes (en anglais), soit un total stupéfiant de 95 heures contre 46 heures par semaine.

Source: Johnston, R., Mohammed, A., & Van der Linden, C. (2020). Evidence of Exacerbated Gender Inequality in Child Care Obligations in Canada and Australia During the COVID-19 Pandemic. Politics & Gender, 1-16.

Dans cette situation, « en théorie, travailler à temps plein et s’occuper des enfants à temps plein ne laisserait que 2,5 heures par nuit pour dormir. » Il est donc peu surprenant que le taux d’emploi chez les femmes avec de jeunes enfants ou des enfants d’âge scolaire ait reculé de 7 % entre février et mai, voire de 12 % chez les femmes monoparentales. Ce recul était de 4 % chez les pères et de 7 % chez les pères monoparentaux avec des enfants d’âge scolaire ou plus jeunes.

Cet écart entre les genres pourrait s’expliquer par le fait que les familles biparentales aient décidé que le parent avec le plus haut salaire allait continuer à travailler. Généralement, dans les couples hétérosexuels, c’est donc l’homme qui a conservé son emploi. C’est la conséquence de l’écart omniprésent, persistant et systémique entre les revenus gagnés par les hommes et les femmes au Canada et du fait que seulement 29 % des femmes dans les ménages à deux revenus sont responsables du salaire principal.

Pourtant, de nombreuses femmes ont continué à travailler de la maison tout en s’occupant de leurs enfants. En fait, les femmes sont plus susceptibles d’occuper des emplois qu’elles peuvent exercer de la maison. Mais là encore, l’option d’arrêter de travailler et de compter sur le revenu du ou de la partenaire, ou de travailler de la maison, n’est pas donnée à toutes les femmes. Les personnes avec des niveaux d’éducation et des revenus plus bas sont les moins susceptibles d’occuper un emploi qui pourrait être exercé de la maison. Moins de 30 % des responsables du revenu principal qui détiennent un diplôme d’études secondaires peuvent travailler de la maison, contre 66 % de leurs pairs avec un baccalauréat ou plus. Qui plus est, les parents gagnant de faibles revenus ont été le plus à risque de perdre leur emploi pendant la pandémie.

Selon un sondage effectué par OXFAM Canada, les femmes racialisées ont été deux fois plus susceptibles d’arrêter de travailler parce qu’elles devaient prendre soin de quelqu’un d’autre. Ainsi, au Canada, 34 % des femmes blanches, 49 % des femmes autochtones et 55 % des femmes noires ont dû affronter de plus importants défis économiques en raison de l’augmentation des responsabilités domestiques et de soin, liée à la COVID-19.

Ces résultats démontrent comment les inégalités systémiques liées au genre et à l’ethnie s’entrecroisent et transfèrent le poids du travail non rémunéré mais essentiel sur les épaules des femmes, et plus particulièrement les femmes noires, autochtones et de couleur.

Le fait de devoir jongler avec toutes ces responsabilités a eu des répercussions sur notre santé mentale. Au cours des premiers mois de la pandémie, les femmes, les personnes de diverses identités de genre et celles avec des enfants ont été plus susceptibles de souffrir d’anxiété et de dépression (en anglais; nous sommes en attente de nouveaux résultats à propos de la situation actuelle).

Source: CAMH COVID-19 National Survey Dashboard.

Amorcer la reprise : le rôle central des services de garde et de l’emploi chez les femmes

L’augmentation des tâches de soin a créé des défis pour les femmes pendant la première vague de la pandémie et, de toute évidence, elle constitue un facteur dans le redressement économique de nos communautés. Des données nationales indiquent que la « sous-utilisation de la main-d’œuvre », soit le cas d’une personne qui est disponible pour travailler, mais ne travaille pas, ou d’une personne qui pourrait travailler plus d’heures qu’elle ne le fait actuellement, touche désormais beaucoup plus de femmes que d’hommes. Ainsi, en août 2020, le taux de sous-utilisation était de 21 % chez les femmes contre 11 % chez les hommes.

Il est facile d’établir un lien entre la participation au marché de l’emploi et la garde d’enfants : dans un sondage effectué l’été dernier, parmi les parents affirmant qu’ils confieraient leurs enfants à un service de garde dès la réouverture de ces derniers, 88 % disaient qu’ils avaient besoin de ces services pour pouvoir travailler.

L’économiste canadienne Armine Yalnizyan explique qu’« il n’y aura pas de reprise sans redressement de la situation des femmes et pas de redressement de la situation des femmes sans services de garde d’enfants (en anglais). Sur le plan mathématique, il est impossible d’arriver à un redressement du PIB ou des chiffres d’emploi sans ramener les femmes sur le marché du travail » (en anglais).

Malheureusement, les systèmes de services de garde d’enfants au Canada sont fragmentés, sous-financés et leurs personnels, sous-payés depuis longtemps. Tout de même, des signes d’espoir existent. Des experts de politiques en matière de garde d’enfants de tout le pays ont contribué au Plan pour des services de garde éducatifs abordables pour tous. Et dans son tout récent discours du Trône (en anglais), le gouvernement fédéral a promis « un investissement important, soutenu et à long terme » pour mettre en place un système national de garderie. Cependant, il faudra probablement la pression continue des travailleurs et travailleuses des services de garde et des activistes politiques sur les gouvernements fédéral et provinciaux pour que ce vieux rêve devienne réalité.

Comment les fondations communautaires peuvent-elles soutenir une reprise équitable?

Entre autres, elles peuvent faire valoir et financer des organismes communautaires qui favorisent l’emploi chez les femmes. Elles peuvent aussi amplifier la voix revendicatrice des travailleurs et travailleuses des services de garde, souvent représentés par des associations professionnelles qui manquent de ressources et de capacités nécessaires pour influencer les politiques publiques. Les organismes pour l’équité entre les genres jouent également un rôle important pour demander des comptes des décideurs à ce sujet.

Le mot de la fin est tiré du Plan de relance économique féministe pour le Canada : faire fonctionner l’économie pour tout le monde, préparé par YWCA Canada et la Rotman School of Management de l’Université de Toronto :

« Déjà avant la crise, l’accès à des services de garde d’enfants abordables, accessibles et de qualité était une denrée rare. La pandémie a démontré que les services de garde sont des services essentiels. En leur absence, le reste de l’économie ne peut redémarrer, et nous risquons de perdre toute une génération de parents, surtout les femmes, qui pourraient quitter le marché du travail. »

Juniper Glass est chercheuse principale et auteure de la série nationale Signes vitaux sur l’équité entre les genres. Elle est directrice à Lumiere Consulting et membre du comité de l’engagement communautaire de la Fondation du Grand Montréal.