Cet article s’inscrit dans une série commandée par Fondations communautaires du Canada pour accompagner les rapports nationaux Signes vitaux sur l’égalité des genres. La série sera publiée au cours de l’automne 2020 et accessible ici.

Mise en garde : ce billet de blogue contient des références à la discrimination et à la violence fondées sur le genre, entre autres la violence facilitée par la technologie, la violence conjugale, les crimes haineux, le racisme et la violence sexuelle. 

Le 16 janvier 2020, une jeune mère afro-néo-écossaise nommée Santina Rao magasinait avec ses deux jeunes enfants dans un Walmart d’Halifax. Elle a placé quelques articles sur sa poussette pendant ses déplacements dans le magasin et s’est vu approcher par la sécurité du magasin et la police, qui l’ont accusée de vol à l’étalage. Elle s’est d’abord conformée à leur demande de fouiller ses effets personnels et de présenter une pièce d’identité, mais comme elle affirmait son innocence, leurs accusations ont fini par la contrarier – ce qui est bien compréhensible –, car il lui a semblé que ce qui se passait était du profilage racial. Les agents, tous masculins, l’ont plaquée au sol sans ménagement, sous les yeux de ses enfants. Résultat : une commotion cérébrale, un poignet cassé et de multiples lacérations et ecchymoses au visage.

L’équipe d’intervention en cas d’incident grave (SiRT), qui enquête sur les plaintes pour inconduite policière et usage abusif de la force, a innocenté les policiers de tout acte répréhensible. Dans leur rapport – dont la version de Mme Rao des incidents est complètement absente –, les enquêteurs mentionnent le ton et le volume de sa voix pour justifier la violence utilisée contre elle. Le rapport se lit comme suit :

[Madame Rao a passé] un moment sur son téléphone pendant qu’elle était dans la section des jouets. Le ton de sa conversation passait rapidement d’un ton normal à un ton criard.

Les APP-l et APP-2 [agents de protection des pertes de Walmart] ont déterminé que la sécurité du centre commercial de Halifax [HSC] et la police devaient être appelées en renfort parce qu’ils ont supposé que la PV [personne visée, soit Santina Rao] serait arrêtée pour vol à l’étalage. Ils ont déclaré être inquiets de sa réaction à son arrestation en raison de son comportement sur son téléphone ainsi que la présence de ses enfants.

Ces quelques lignes regorgent de stéréotypes dirigés contre les femmes noires. La voix forte de Santina Rao est considérée comme un signe d’agitation et du danger potentiel qu’elle représente. Patricia Hill Collins identifie cela à l’image de la « Sapphire » – la femme noire en colère – utilisée pour déshumaniser la femme noire. Le rapport sur l’incident laisse entendre que Santina Rao mérite et a couru après ce qui lui est arrivé. Sa voix forte est la preuve qu’elle est une menace et qu’elle doit être contrôlée par la violence.

À ce stéréotype de la femme noire qui ne sait pas se contrôler s’ajoute l’image de la mauvaise mère. Son arrestation, selon le rapport, sert en fait à protéger ses enfants. La police ne fait pas preuve de violence envers elle, elle la protège contre elle-même. Autrement dit, l’usage de la force par l’État à l’endroit des femmes noires devient un acte de bienveillance.

La violence subie par Santina Rao a été amorcée par les agents de Walmart. Les femmes noires, considérées comme suspectes, sont fréquemment suivies dans les magasins. Les produits capillaires pour Noirs ont longtemps été gardés sous clé derrière les comptoirs des pharmacies, car on tenait pour acquis que les femmes noires chercheraient à les voler. En 2009, une autre femme afro-néo-écossaise nommée Andrella David a été accusée d’avoir volé dans son épicerie Sobeys locale. La caissière l’a informée qu’une vidéo l’avait montrée en train de voler dans le passé, et elle a renchéri en disant qu’elle devait avoir l’intention de voler vu que c’était le « jour du chèque ». Au stéréotype des Noirs criminels s’ajoutait ici le préjugé voulant que les femmes noires soient toutes des assistées sociales. La pratique consistant à surveiller et à accuser les Noirs dans les magasins n’est ni plus ni moins que du profilage racial des consommateurs (ce qu’on appelle en anglais Shopping While Black).

Quand on parle de contrôle policier, on imagine le plus souvent des interactions de rue avec des policiers. Le profilage racial, connu en Nouvelle-Écosse sous le nom de contrôle de routine et en Ontario sous le nom de contrôle d’identité, est bien documenté. Il a été démontré qu’en Nouvelle-Écosse, les hommes noirs sont contrôlés 6 fois plus souvent que les Blancs. Et parce que les hommes noirs sont plus susceptibles d’être visés par ces interpellations, l’on a tendance à penser que le contrôle policier a un plus fort impact sur les hommes. Or, la campagne #SayHerName qui a débuté aux États-Unis en réaction à la mort de Sandra Bland, vise à attirer l’attention sur la violence invisibilisée de l’État et de la police à l’endroit des femmes noires.

L’organisme Human Rights Campaign a récemment qualifié la violence contre les personnes transgenres et de genre non conforme de véritable « épidémie ».  Les femmes noires trans continuent d’être tuées parce qu’elles se situent à la jonction du racisme, de la transmisogynie, de la misogynoir, de la transphobie et de l’homophobie.

Les femmes noires font également l’expérience du contrôle policier de manières sexospécifiques. Le contrôle policier fait partie d’une idéologie de punition et de contrôle de la société. Comme l’explique Robyn Maynard dans son livre à grand tirage Policing Black Lives, les femmes noires sont également confrontées au contrôle par l’intermédiaire d’autres agents de l’État, les travailleurs sociaux par exemple, qui sont autorisés à faire des visites inopinées à la maison, à fouiller dans les placards et les réfrigérateurs, à demander des détails sur les finances et à s’immiscer dans la vie sexuelle des femmes.

Pour les mères autochtones, la saisie des enfants forme un continuum avec le système des pensionnats indiens; aujourd’hui, ce sont les services de protection de la jeunesse qui retirent les enfants de leur foyer, et les femmes autochtones représentent maintenant plus de 42 % des femmes de la population carcérale fédérale. Les mères noires, tout comme les mères autochtones, sont d’office qualifiées d’inaptes et se retrouvent dans la mire des services policiers majoritairement blancs.

Les femmes noires et autochtones font également l’objet d’un contrôle de l’État dans d’autres lieux de soi-disant soins. L’on sait, par exemple, que les infirmières des hôpitaux appellent des travailleurs sociaux pour retirer les nouveau-nés à leur mère (des « alertes-bébés » en somme), ciblant souvent les femmes qui ont grandi à l’ombre du système de protection de l’enfance. Les femmes et leurs enfants sont contrôlés de génération en génération. Les filles noires sont étiquetées comme désobéissantes et en colère, et leur dossier les suit toute leur vie. Les filles noires sont hypersexualisées, traitées comme plus âgées qu’elles ne le sont, et elles sont punies et suspendues plus sévèrement. Pour les femmes, filles et transgenres noires et autochtones en contexte de colonisation, la sexualité et la reproduction mêmes sont criminalisées. Le corps noir est surveillé dans ses recoins les plus intimes.

Les discussions sur le définancement de de la police ont pour objet le transfert des ressources consacrées aux services policiers vers les services communautaires. L’on suggère d’investir non pas dans la coercition mais dans le logement, dans le traitement et dans la santé et le bien-être des communautés.

De décriminaliser la consommation de drogues et de fournir des sites d’injection sûrs, de mettre fin aux contrôles policiers des populations sans abri, de fournir des transports en commun gratuits et de consacrer davantage de ressources en santé mentale, autant de choses que nous pouvons réaliser facilement pour mettre fin à notre dépendance à l’égard des services de police comme solution aux problèmes sociaux.

Mais il nous faut également nous attaquer à l’idéologie du contrôle policier, qui demeure présente dans les écoles qui criminalisent les enfants noirs, dans les systèmes de « soins carcéraux » où les professionnels de la santé et de la psychiatrie médicalisent les Noirs, considérés comme des cas pathologiques et à haut risque, dans les bureaux qui taxent les femmes noires de « non professionnelles » et les suspendent du lieu de travail, et dans nos communautés où les femmes noires sont suivies, jugées, et se font nier leur droit de cité dans les espaces publics.

Cependant, il ne suffira pas de nous débarrasser des forces de police pour venir à bout de ces stéréotypes et préjugés à l’égard des femmes noires. La société trouverait simplement de nouvelles façons de punir les femmes noires, ce que l’on constate déjà dans la façon dont la technologie est utilisée pour criminaliser les communautés noires. Pensons aux technologies de reconnaissance faciale, qui se trompent dans des proportions effarantes dans l’identification des femmes noires. Ce n’est pas en déplaçant des postes budgétaires, en équipant les policiers de caméras ou en procédant à des réformes purement cosmétiques que nous mettrons fin à la violence exercée contre les femmes noires. Le racisme est ancré dans nos systèmes, et c’est donc aux systèmes eux-mêmes qu’il faut s’attaquer.

Les femmes noires savent que le contrôle policier ne met pas fin à la violence contre nous et ne protège pas nos communautés. C’est pourquoi des femmes noires qui ont été victimes de violence ont créé des modèles de justice transformative. La justice transformatrice se détourne des interventions d’État qui causent plus de tort que de bien, et mise sur la responsabilité et la résilience des communautés; en se désengageant de la punition, elle permet de consacrer des ressources à la guérison, au bien-être et à la qualité de vie dans nos communautés.

Je dis souvent « donnez 10 000 $ à une femme noire, elle en fera davantage que n’importe quelle institution avec des millions de dollars ». Les femmes noires organisent des programmes de petits déjeuners, elles aident les enfants du quartier à faire leurs devoirs, elles s’occupent des enfants de la communauté et préparent des colis pour les membres de la communauté incarcérés. Les subventions qui limitent leur champ d’action au financement d’organismes ont recours à un langage inaccessible ou exigent des registres financiers officiels; ces programmes ne sont pas conçus pour les femmes noires travaillant au sein de la communauté.

Les initiatives de financement servant à constituer des fonds d’entraide créent des modèles qui permettent aux communautés de recueillir et distribuer des fonds directement aux personnes dans le besoin.

Dans la foulée, il nous faut aussi changer notre approche au renouvellement des ressources destinées aux communautés, car pour changer les systèmes de pouvoir nocifs, nous devons penser différemment la façon dont nous nous soutenons mutuellement pour vivre.

C’est en travaillant avec les communautés noires et en rencontrant les femmes de terrain, qui font un travail extraordinaire et mettent les ressources directement à leur disposition, que les femmes noires peuvent entreprendre le travail de transformation quotidien qui sème les graines de la justice. Nous voulons mettre fin à notre dépendance aux services de police? Misons sur les femmes noires d’abord.

El Jones, poète de la langue parlée, éducatrice, journaliste et activiste communautaire, réside en Nouvelle-Écosse africaine. En 2016, elle a été lauréate du prix Burnley « Rocky » Jones des droits de la personne, en reconnaissance de son travail communautaire et de son action en faveur de la justice en milieu carcéral. El écrit une chronique hebdomadaire dans le Halifax Examiner, et a remporté en 2018 le Prix du journalisme de l’Atlantique.